Samuel Beckett


Vers l'abstraction en littérature

  1. L'aporie initiale
  2. Décomposition du moi et du réel
  3. La voix qui s'écoute se taire
  4. Dire l'échec à dire
  5. La ritournelle des images
  6. La choseté et le non-mot

« Je pense m'être peut-être libéré d'un certain nombre de concepts formels. Peut-être, à l'instar du compositeur Schoenberg ou du peintre Kandinsky, me suis-je tourné vers un langage abstrait. Mais contrairement à eux, j'ai essayé de ne pas concrétiser l'abstraction - et de ne pas lui donner de nouveau un contexte formel »
- Beckett - à propos de Film
Le cheminement d'artiste de Beckett est décrit en particulier par quatre critiques proposant des analyses complémentaires sur l'évolution de son écriture. Alain Chestier décrit les conditions de narration et d'énonciation ; Gilles Deleuze met en évidence trois niveaux de langage, et l'intervention de formes musicales ; Pascale Casanova étudie l'auto-référence comme une voie vers l'abstraction et pour concilier les deux directions de la recherche beckettienne, le langage et la forme, elle évoque « les moyens abstractifs du langage » ; enfin Lassaad Jamoussi montre comment Beckett radicalise le dépouillement du langage.

L'aporie initiale

« Ce qui complique tout, c'est le besoin de faire. Comme un enfant dans la boue mais sans boue. Et pas d'enfant. Seulement le besoin »
- Beckett, Entretien avec Lawrence Harvey
Dès 1937, Beckett annonce dans une lettre l'entreprise langagière dans laquelle il souhaite s'engager : « Il faut espérer que le temps viendra […] où la meilleure manière d'utiliser le langage sera de le malmener de la façon la plus efficace possible. Puisque nous ne pouvons pas le congédier d'un seul coup, au moins nous pouvons ne rien négliger qui puisse contribuer à son discrédit ». Cette déclaration définit son ambition esthétique, qui le conduira progressivement vers l'abstraction. En conduisant son intellect vers la création d'un monde abstrait où il n'y aurait plus rien à perdre, cette voie lui permet aussi d'assumer son radicalisme spirituel mais en évitant toute réaction émotionnelle. Une telle ambition formelle est sans précédent en littérature, où elle opère une subversion de ses fondements, dans une démarche s'appuyant sur la recherche esthétique déjà réalisée en peinture, et sur les procédés de la musique contemporaine. Improvisation III - Kandinsky 1914.
Ludovic Janvier souligne la présence dans toute l’œuvre de « ce vouloir dire, une intentionnalité increvable [...] l'increvabilité du désir de parler » et propose, comme métaphore de cette obligation de parler, la contrainte, l'impulsion première donnée au bébé à la naissance pour ouvrir la bouche, commencer à respirer une « nourriture aérienne » : la parole, qui vous « soulage sans fin » et qui s'opposerait au « Rien, cet éclat incolore dont une fois sorti de la mère on jouit si rarement ». En effet, Beckett avait entrepris une psychanalyse en 1935, qui révèla des souvenirs d'étouffement liés à la naissance : « je pleurais pour qu'on me laisse sortir, mais personne n'entendait, personne n'écoutait ».
Au début des années 1960, il entreprend ainsi une démarche formelle au sein de la littérature. Il est convaincu qu'une forme émergera « Quelqu'un la trouvera un jour, peut-être pas moi, mais quelqu'un le fera » et « il y aura une forme nouvelle [...]. C'est pourquoi la forme elle-même devient une préoccupation ; parce qu'elle existe indépendamment de la matière qu'elle accommode. Trouver une forme qui accommode le désordre, telle est aujourd'hui la tâche de l'artiste ». Il ne faut cependant pas concevoir son travail d'écriture comme l'accomplissement d'un projet maîtrisé par avance, mais plutôt comme un Work In Progress à la manière de Joyce, opérant par ruptures, mais aussi par mises au point successives. Dans la progression des premières œuvres aux dernières pièces, au fur et à mesure que le processus de réduction et d'abstraction de l'écriture accroît le pouvoir d'évocation, musicale ou visuelle, du texte, l'écriture de Beckett se rapproche de la peinture et de la musique, et fait de l'élaboration du récit ou de l'image théâtrale un travail plastique de plus en plus tangible.


Théâtre, pièces radiophoniques ou télévisuelles
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